“Des dizaines de micro-brasseries se créent actuellement en Bretagne. Ces deux-là me conduisent dans la leur.”
“Des dizaines de micro-brasseries se créent actuellement en Bretagne. Ces deux-là me conduisent dans la leur.”
Après quatre mois et demi de voyage, je me demande souvent quelle nouvelle aventure va bien pouvoir me tomber sur le coin de la gueule pour que je continue à animer ce blog, et à essayer de vous tenir en haleine. Que les choses soient claires : les complications, je ne les cherche pas. Elles arrivent par hasard, sauf que moi je crois pas au hasard. Bref. Après mon étape berruyère, j’avais décidé de longer tranquillement les châteaux de la Loire afin de ramener quelques photos – rien de bien original, quoi.
Je commence par Chambord et réussit l’exploit de crever devant l’entrée du parc. Pile à l’endroit interdit au stationnement. La maréchaussée me fait les gros yeux mais un type s’arrête gentiment pour me donner un coup de main. L’avantage, c’est qu’on n’a jamais eu une aussi jolie vue pour changer une roue, depuis l’invention de la roue. En partant il me demande d’écrire sur mon blog que dans le Loir-et-Cher les gens sont solidaires. Ce qui est donc fait.
Le deuxième château, c’est Nezha et Lucile qui vont me le faire visiter. Et ce château-là, vous ne le connaissez pas. Nezha m’a accueilli un peu au dernier moment, après l’épisode de la crevaison. Elle était fatiguée mais a senti que j’étais en galère, alors elle s’est un peu forcée. Nezha et sa coloc Lucile sont infirmières à la clinique de la Borde. Dans le château de la Borde. Elles me proposent de me faire visiter tout cela le lendemain.
Ce que je ne savais pas, c’est que la Borde est réputée mondialement dans le domaine de la psychiatrie, car emblématique d’un courant appelé psychothérapie institutionnelle. En gros, il n’y a pas de signe distinctif entre les soignants – les “moniteurs” – et les soignés – les “pensionnaires”. Et ce dont j’allais vite me rendre compte, c’est qu’il n’est pas facile de distinguer les uns des autres. Chez les pensionnaires, il y a ceux chez qui la folie est discrète, presque cachée, et il y a ceux chez qui cela saute aux yeux. Le souci c’est que celui chez qui cela sautait le plus aux yeux, j’ai appris à la fin de la matinée que c’était le psychologue en chef.
L’après-midi c’est la réunion du “Club”, une espèce d’assemblée générale rassemblant indistinctement moniteurs et pensionnaires. Les propositions fusent pour améliorer les installations et le fonctionnement du centre. Après ça je donne un coup de main à Lucile, qui assure le service au bar (sans alcool). Je discute pendant vingt bonnes minutes avec un mec passionnant, le genre de type qu’on peut croiser au détour d’un zinc et avoir tout de suite envie de lui payer une mousse. Sauf qu’à la fin de la conversation, le mec me lâche qu’il est interné là depuis dix ans. Je n’avais même pas envisagé l’éventualité ; pour moi, c’était un soignant.
Tout cela m’a réellement perturbé : où est la frontière ? Pourquoi suis-je dehors, pourquoi sont-ils internés ? Est-ce que l’on peut basculer, passer du mauvais côté de la barrière ? J’ai l’impression que certaines personnes que je connais ont au moins autant de problèmes que le pensionnaire avec lequel j’ai discuté au bar. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver pour passer dix ans de sa vie dans une clinique psychiatrique (même révolutionnaire) ?
Le lendemain, les châteaux de Chenonceau et d’Amboise me paraissent bien falots. J’ai encore en tête la journée de la veille, et les questionnements qu’elle a engendrés.
“Ayumi est pâtissière. Pas n’importe où : dans la maison Décoret, étoilée au Michelin. Privilège rare, elle m’invite à la suivre en cuisine avant le coup de feu.”
“Le moins que l’on puisse dire, c’est que Ronald a pris Mathilde au mot : il me souhaite la bienvenue avec une truffade, lors d’une soirée entre amis dans l’arrière-salle de sa cave à vin.”
“Juliette a tout plaqué il y a quelques années pour faire les Beaux-Arts, puis se reconvertir dans la couture. Elle réalise des vêtements sur mesure pour une clientèle qui vient à son domicile lui passer ses commandes.”
“Des mecs et des nanas formidables réparent les vélos toute la journée pour les revendre à prix modique. Une fois par semaine, ils proposent aux habitants de leur apprendre à réparer eux-mêmes leur vélo, et créent du lien social dans le quartier.”
“Aujourd’hui j’ai rendez-vous avec Manon : elle avait écrit un article parlant de mon blog dans le Monde, et on avait sympathisé. Du coup, elle me propose de me faire visiter le journal. Elle m’amène dans les grands open space, me fait assister à la réunion de rédaction.”
“Ils sont agriculteurs, mais eux ne sont pas en colère, ne manifestent pas. Ils aimeraient que l’on parle aussi de ceux pour qui ça va.”
“La chaîne de cadeaux continue, au fil de mes rencontres aléatoires. Il y a les gourmands, comme Sophie. Les buveurs, comme Maxime…”
Mercredi dernier, à Colmar. J’attends sagement Maëva, mon hôtesse du jour, dans un pub irlandais de la Grand-Rue. Elle doit rentrer un peu tard d’un déplacement professionnel. Un garçon tout juste sorti de l’adolescence m’offre une bière ; il vient de débuter sa carrière de gendarme, dans la vallée du Munster. Il a un peu trop bu et décline sa profession à qui veut bien l’entendre. Des types du bar le regardent d’un œil patibulaire. Maëva arrive à point nommé avant que la situation ne s’envenime.
Maëva, son truc, c’est la biodynamie. Elle travaille depuis quelques mois pour Demeter, une association chargée de certifier les agriculteurs travaillant sous ce label. Avant cela, elle s’est beaucoup cherchée : après des études d’ingénieur agronome classiques, elle n’avait appris que des méthodes d’agriculture conventionnelle, dopée aux pesticides. Elle n’arrive pas à faire semblant, à trouver sa place dans un système auquel elle ne croit pas. Alors elle plaque tout pour un voyage en Inde. Durant un mois et demi, là-bas, elle a travaillé dans une ferme internationale, et a appris des techniques alternatives. En rentrant, elle a une idée précise du chemin à suivre : elle rejoint Terre et Humanisme, le mouvement créé par Pierre Rabhi, puis postule finalement chez Demeter.
Devant quelques tisanes relevées de miel de sapin, elle va m’expliquer avec passion les bases de ce courant de pensée créé par Rudolf Steiner, un philosophe autrichien fondateur de l’anthroposophie. Ce n’est pas la première fois que j’entends ces termes, depuis le début de mon voyage. Luc notamment, dans le Gers, m’avait dit utiliser certaines techniques issues de la biodynamie. Au début, il n’y croyait pas, et avait essayé “pour voir” : réaliser un vortex en brassant durant une heure une préparation à base d’insectes morts, cela ne pouvait pas le débarrasser des nuisibles. Et pourtant, contre toute attente, cela a fonctionné. Alors, depuis, il continue.
Maëva m’énumèrera d’autres techniques du genre, à la limite de l’ésotérisme. Les résultats sont là : les légumes certifiés par Demeter sont plus bio que bio. Aucun produit chimique n’intervient durant leur cycle de vie. Le lendemain midi, elle me propose une démonstration concrète en m’emmenant au marché couvert de Colmar. Un stand est dédié à la biodynamie ; les fruits et les légumes y sont en effet magnifiques, et délicieux.
Nous pousserons la balade dans Colmar, qui m’a enchanté avec ses canaux et ses maisons à colombages. Ce jour-là il y fait très froid, le thermomètre passe régulièrement en-dessous de -5°C. En sortant de la ville pour partir vers les Vosges, le panorama est surréaliste avec ses vignes gelées et ses arbres enneigés.